Lundi 3 novembre 2008, same same, 20h30.


Hier, je me suis endormi sur mon carnet. Crevé. Avant d’arriver dans le 4x4, il y a un détail qui m’a ému dans le Jumbo. Une des deux vieilles, celle assise tout au bord, avait au moins autant de rides que d’années. Une belle femme, sur laquelle on peut lire son histoire. Elle m’a projeté dans ce qui a pu être la sienne, et je me sentais honteux. De lire sans pudeur qu’elle avait traversé les Khmers Rouges, et toutes les atrocités de ce génocide éclipsé. Toute la violence, la souffrance qu’elle a sans doute subie, du simple fait d’être toujours ici, du haut de ses années. Les proches qu’elle a dû perdre, la torture, même, peut-être. Les bribes que j’ai lues dans le routard et le lonely planet m’ont mises face à mon ignorance, sur ce qui a été comme l’un des plus grands génocides du XXème siècle. Avec comme objet principal le peuple au pouvoir, sans concession, par une épuration de caste arbitraire, incompréhensible et inhumaine. Polpot. Ce nom restait comme un fragment de cours d’histoire pour moi. Devant cette femme, son calme, je me disais que ses yeux avaient dû voir la mort dans ce qu’elle a de plus sombre, de plus sale. Et je me sentais honteux d’être là, de voir ça, de me rendre compte à quel point je fais partie de la même grande espèce humaine, j’aurai eu envie de m’excuser, de comprendre, de parler. Comme une projection étrange s‘emparant de moi, j’avais les larmes aux yeux, des larmes de gamin effleurant le monde. Qui ne servent à rien. Et je me suis senti seul dans ce Jumbo, désemparé par mon motif, celui d’être ici, d’avoir soif de nature, de culture, de découverte, de coïncidences, de voir les choses en grand, format cinémascope, et de le voir dans cet océan de réalité. Qui n’est que le reflet d’une goutte d’eau, celle que j’ai bien voulu imaginer. Et puis j’ai regardé les autres femmes, les filles, les jeunes, en me disant qu’elles n’avaient rien connu de cela. Et elles, qu’est-ce qu’elles en savent ? Est-ce que c'est comme nous, cette génération d’enfants de baby-boomers, lassés dès l’enfance des histoires de leurs grands-parents répétant comme une récitation leurs souvenirs de 39-45, comme autant de décorations ? Je n’ai jamais bien compris ma grand-mère maternelle, qui a plus subi que fait la guerre, et qui me répétait souvent ses épisodes préférés. « Ces jeunes d’aujourd’hui, il leur faudrait une bonne guerre, ça leur apprendrait un peu », qu’elle disait. Je devais avoir 18 ans quand elle est partie. Je n’ai pas connu mes autres grands parents. Aujourd’hui à 31, je pense que je verrai ses histoires sous un autre angle. C’est drôle, je réalise que c’est par elle que j’ai connu la culture asiatique. Elle habitait dans le 13e arrondissement. Elle avait ce tableau tissé, dessiné par des fils tendus sur des clous, formant un paysage oriental. Je me souviens ma première bouchée de nems, roulé dans la salade, trempé dans le nuoc-mâm, dans un petit resto pas très loin de chez elle. Ca semble si dérisoire, si cliché, si facile. Pourtant je m’en souviens, je l’écris comme je le pense. Ce quartier mystérieux grouillait de culture inconnue, et quand on est gosse et qu’on habite Sarcelles, ça vous fait des étincelles dans les yeux. Tang Frères et compagnie, toutes ces boutiques peuplées d’aliments bizarres, aussi indescriptibles qu’incompréhensibles, c’est assez fabuleux. Je me surprends toujours à me perdre vers Belleville, dans l’espoir de trouver quelque chose d’inconnu. Mais la digression s’étire, comme la pluie battante qui s’étend devant nous…Cette femme a résonné en moi d’une manière bien singulière, et peut-être que cette description, que je viens d’écrire, m’explique aussi à moi-même pourquoi ça m’a touché.